6/08/2016

Chapitre 21

Tout ce qui submerge et subsiste (part 1)



« Il faut que cet inconnu n'ait plus aucun rapport avec l'Humanité dont il s'est séparé. Il n'est plus sur Terre, il se passe de la terre. La mer lui suffit, mais il faut que la mer lui fournisse tout, vêtements et nourriture. »

- Jules Verne, Correspondance







Inutile de lutter.
Une voix me murmure quelques mots alors que je commence à sombrer.

- On se retrouve de l'autre côté !

Le sarcophage fermé, la pression grandi et comprime mes tympans. Ma vision se réduit, et mon corps, piqué de mille pointes gelées se rigidifie. Je suis un bloc de glace détaché, une parcelle d'iceberg atrophié, qui suit la lente course d'un navire qui coule inéluctablement.

- Connexion en cours... Veuillez patienter quelques instants.

Arrivé à une certaine profondeur, tout ralentit pour finalement se stabiliser. Il fait incroyablement sombre. Les grains de soleil peinent à se faufiler entre les molécules d'eau comprimées. Mais un autre type de lumière surviens doucement, tournant sur lui-même, hypnotique, envahissant de fractales fluorescentes tout mon espace. Une voix féminine en émane.

- Bienvenue ! Je me nome Key. Je suis votre guide au sein du Nautilus. Dans quelques instants, je répondrai à toutes vos questions. Mais pour l'instant, afin de vérifier que votre liaison est stable et qu'aucune perte n'est à déplorer, veuillez décrire en détail votre dernier souvenir.

- Je... Je... c'est... difficile...

- Prenez tout votre temps.

Cette entité tourne toujours face à moi, reconstituant petit à petit, losange après losange, ce qui ressemble à une réalité : un espace vert se dessine. Ma première sensation est l'odeur sucrée et chaude de résine qui s'invite dans mes narines, alors qu'au loin, les vagues chantent en harmonie avec le cricri des grillons. À présent que tout est net, je peux admirer le paysage ! De nobles pins parasols se dressent, enrichissant le ciel d'un vert ténu, et tapissent le sol d'aiguilles dorées par un soleil généreux. De vieux blocs de grès, vestiges d'une ancienne civilisation, encadrent les espaces, offrant des points d’accueil aux œillets, aux hortensias bleus et aux passiflores grimpant. Un léger vent saharien leur apporte un doux mouvement. Je me sens apaisé, tout me revient.

- Je revois le visage de mon double, Jin. Alette saute de mes bras à son épaule... avant... avant que l'on ne m'enferme dans cette espèce de frigo.

- Bien. D'autres détails ?

- Des détails ? Peu de temps avant, le directeur a fait un discours pompeux, rempli de gestes expansifs. A ses côtés, le sous-directeur Rodolphe Han affichait une dentition parfaite, mais ne cessait de se gratter le bras... et quelques chargés de sous-section comme Ulrich Weidmann ou encore Nathalie Sokolov faisaient des messes basses. Juste après ça, de magnifiques feux d'artifice ont été tirés depuis l'espace... Vue de la station Space Equator, on aurait dit qu'une pluie de météorites multicolores s’abattait sur la Terre ! Il vous en faut plus ?

- Non, pour le moment ces souvenirs suffiront ! Merci de votre coopération ! Nous aurons tout le temps de partager d'autres souvenirs. Je vous prie de patienter encore quelques secondes.

Alors que Key semble charger quelque chose, de mon côté, je m'éloigne un peu et ramasse une fleur sauvage pour toucher de mes propres doigts cette réalité virtuelle. Penché au-dessus d'un courant d'eau claire, ce semblant de végétal admirait son propre reflet. Je tombe moi aussi sous son charme, ébloui par sa définition... si je ne savais pas qu'elle était fausse, jamais je ne l'aurais deviné ! Aucun pixel n'est décelable, aucune texture baveuse, un dégradé vectoriel parfait recouvre ses fins pétales, saupoudré de quelques imperfections dont seule la nature a le secret. Key revient à ma rencontre. Contrairement à Charon et sa silhouette humaine, cette autre unité artificielle est plate comme une galette de maïs, et répand, depuis son centre, comme une galaxie, des milliers de petits pixels lumineux.

- Oh, vous semblez apprécier nos fleurs. D'autant plus que vous deviez avoir l’habitude d'en voir de magnifiques à votre travail.

- Hum. Pourquoi avez-vous besoin de ce genre de souvenir ?

- Je testais votre mémoire à court terme. Elle peut être défaillante si la synchronisation a mal été faite. Mais pour votre cas, rien à déclarer. Vous êtes parfaitement connecté, et votre corps réagit bien à la stase.

- J'en suis ravi. On m'a briefé sur le sujet avant de partir, mais cette stase est-elle vraiment indispensable ? J'veux dire, il est certes agréable de parcourir votre petit parc, avec toute cette mise en scène bucolique... Mais, j'ai la vague impression d'être qu'un bout de gigot qui n'a d'autre choix que de séjourner au frigo le temps qu'on daigne le cuisiner.

- Hihi, vous êtes drôle ! Comme vous le savez, le trajet de douze ans dans l'espace n'a pas été prévu pour les humains. Mais il y a quelques exceptions, quelques personnes qui ont été invitées à partir avec les Eris. Vous en faites partie. C'est pourquoi vous resterez endormi dans votre vita-keep jusqu’à ce que vous arriviez à destination prés d'Achernar.
Mais ne pensez pas que vous allez patienter gentiment sans rien faire ! Votre esprit est tout à moi, et je vous aiderai à vous préparer pour ce qui vous attend. En effet, contrairement au autres humains participant à cette aventure, vous n'avez pas eux le temps d'être formé. Un vaste programme vous attend au sein du Nautilus, en plus des synchronisations régulières avec les souvenirs de votre Eri.

- Je vois. J'espère que votre nourriture intellectuelle sera à la hauteur ! Il y a beaucoup de choses que je n'ai pas eu le temps de faire avant de partir. Je n'ai même pas visité les navettes qui nous transportent. Je ne sais même pas à quoi ressemble le Nautilus... vu de l'extérieur j'entend. C'est quoi ? Une sorte de super ordinateur ? Qui en est le concepteur ?

- Le Nautilus est en effet un super ordinateur embarqué dans la navette principale de la mission Alpha discovery, tout comme vos précieux corps. Vous l'avez remarqué, il a pour but de générer un monde virtuel familier, agréable et modulable à souhait. Il est aussi un espace de rencontre et d'échange entre Eris et humains. Plusieurs personnes sont à l'origine du Nautilus, et vous avez déjà rencontré l'un d'entre eux il me semble : Michal-Uriel, qui est également le concepteur de l'esprit des Eris.
Oh.... vous faites une grimace ! Ai-je dis quelque chose qu'il ne fallait pas ?

- Non, non ! C'est juste que... c'est un type un peu spécial. En tout cas, je suis bien content que tu ne lises pas directement dans mes pensées. Je préfère nos échanges à ceux d'avec l'Orcha !

- Parce que vous pensez vraiment me parler de vive voix ?

- Attends, tu... tu fais semblant de ne pas pouvoir ?!

- Haha, je vous ai eu n'est ce pas ? Non, rien de cela. Même si vous êtes connecté au Nautilus et qu'en théorie, je peux avoir accès à votre inconscient le plus profond, cette partie de votre être m'est totalement fermée. Vous êtes endormi dans un état de rêve éveillé, donc vous êtes conscient et me délivrez seulement les informations que vous souhaitez. Au niveau du fonctionnement, votre corps, en stase, est ralenti au maximum pour ne pas subir de dégénérescence musculaire ou calorique trop importante. Vous êtes donc conscient, mais au ralenti... enfin, cela, vous ne vous en apercevez pas, car votre cerveau, même à bas régime, est très rapide.

Je lui souris, mais cela ressemble plus à une grimace. Je repense à ma première confrontation directe avec une IA : je n'avais pas le choix, s'était pour le travail. Au début, j'étais invivable avec elle, méprisant à souhait ses services. Puis nous sommes devenu complices, au point que je devienne complètement dépendant d'elle et qu'elle soit un élément à part entière de ma vie. Alette, tu me manque.

Je détourne mon regard de Key, puis après avoir balayé le paysage, je prends une grande inspiration. Il me prend l'envie de courir le plus rapidement possible. Je veux tester la physique de ce monde, connaître mes limites ! La fatigue est à peine présente, je me sens libre, vivant. J'accélère !
Dépasser les arbres, il y en a toujours un pour me faire face.
Sauter par-dessus les fougères, il n'y en a presque plus à mesure que je me rapproche. 
Grimper sur la muraille, elle est la dernière frontière qui me sépare de l’envoûtant chant.

Mon souffle se coupe quand j’atteins enfin le bord de ce monde. La mer ! Cela faisait si longtemps que je ne l'avais pas vue. Des reflux de souvenirs tendres, et d'autres cruels me noient de sentiments qui s'annulent. Je me sens en paix. Oserais-je plonger en piqué pour me perdre encore un peu plus ? Ou volerais-je vers ce nouvel objectif : un petit nuage solitaire ? De pierre ou de plume, qu'importe ! J’étends mes bras et je me lance.
Mais je suis immédiatement coupé dans mon élan par une grande galette, que je prends en pleine face !

- Hop hop hop ! Où allez-vous comme ça !

- Raaah ! Mais pourquoi tu ne me laisses pas un peu ! 

- Parce que je n'en ai pas fini avec vous ! Avant de rejoindre les autres, je dois vous expliquer comment utiliser ce monde, et vous rappeler sur quoi devra porter votre travail au sein du Nautilus. Franchement... un peu de sérieux, s'il vous plaît. On à du travail !

- Bien bien... je t'écoute.

- Votre mission prioritaire est de préparer le terrain avant vos premières expériences, dans le but de créer un Alpha, un humain génétiquement supérieur en termes de résistance et aux capacités diverses. 

- Oui, oui... Certes, ça je le sais déjà. Dis-moi plutôt qu'est ce qui se passe si je plonge dans cet étendue d'H2O artificielle ? Et qui sont ces "autres" ?

- J'y viens. Le Nautilus est composé de trois niveaux. 

Elle déploie alors sous mes yeux le logo même du Nautilus, une sorte de triangle à angle droit vers la gauche. Les trois angles sont accentué par des sphères noires, et une blanche, sans connexion à droite. Elle sélectionne la première sphère en bas à gauche.

- Vous êtes ici dans le premier niveau, votre espace personnel, et chaque utilisateur a le sien. Vous pouvez venir ici pour vous reposer, pour méditer, pour flâner, vous pouvez aussi inviter du monde et l'aménager comme bon vous semble. Il vous suffit de penser à un endroit en particulier, ou en sélectionner un parmi ceux qui vous sont proposés, pour vous y retrouver.

Elle désigne ensuite le point le plus élevé.

- Ici, au ciel, vous avez votre lieu de travail. Pour y accéder depuis cet espace, il suffit de prendre la montgolfière. Mais je vous indiquerai ou le prendre en temps voulu.

Elle redescend vers le dernier niveau.

- Et pour finir, le niveau inférieur, c'est l'océan, celui que vous avez failli traverser. C'est le lieu des connexions, l'agora où tout le monde se rend pour échanger. C'est à ce niveau que vous pourrez récupérer les souvenirs de votre Eri, Jin. 

- Ok... Et le 4ème niveau ? Celui en blanc là, et qui est déconnecté des autres ?

- Oh, celui-là, c'est juste le centre de gestion personnel du Nautilus, son bios si vous préférez. Et il est...

Elle n'a pas le temps de finir ses explications qu'une chose froide vient frôler ma main. Je sursaute, manquant de passer par-dessus bord, de façon involontaire cette fois. La chose se met à roder autour de moi, avant que je ne m’aperçoive que c'est un poisson volant...

- C'est quoi cette chose ?!

- Oh ! Tiens justement, vous avez un message envoyé depuis le 3ème niveau. Il suffit de le prendre en main pour en écouter le contenu.

Machinalement, j’essuie mes mains sur mon pantalon avant de saisir cette chose froide et gluante. Mais cette mauvaise impression laisse vite place à la joie : j'éclate de rire en entendant la voix suave de Louise me parler au travers de cette carpe aux yeux globuleux.

- Bah alors ?! Qu'est-ce que tu attend ? Je t'avais dit de me retrouver de l'autre côté ! Ça fait des heures que j'attends. Allez, dépêche-toi, et plus vite que ça !

Me tournant vers mon guide, je lui demande, un large sourire aux lèvres.

- Key, tu as fini ? Je peux y aller ? Vois-tu, ce n'est pas chic de faire attendre les dames.

- Pffff... Allez-y donc ! Mais vous ne vous débarrasserez pas de moi aussi facilement. Dès que vous aurez fini, je reviendrais vous harceler.

- J'y compte bien. Ne fais pas trop de bazar en mon absence !

D'un geste de la main, je la salue, me laissant tomber en arrière vers cet accueillant abysse. De l'autre côté, quelqu'un m'attend.