11/22/2013

Chapitre 6

Tout ce qui grandit

- Môman...
- Oui mon chéri ?
- Pourquoi Hook a grandi d'un coup ? Dans l'autre bocal il restait tout petit.
- Oh... Eh bien vois-tu, un poisson rouge reste petit quand il est dans un petit bocal. En le mettant dans ce grand aquarium, tu lui as permis d'avoir plus de place pour se développer.
- Ça... ça veut dire que si je le mets dans la mer, il deviendra aussi grand qu'une baleine ?




J'ai tenté une fois de remonter au plus loin dans mes souvenirs. Je devais avoir à peine quatre ans, et pour l'occasion, ma mère m'avait offert un petit cahier bleu qu'elle avait elle-même fabriqué, aussi bien la reliure que les feuilles. Elle voulait que dans celui-ci, restent gravés mes premiers dessins et mes premiers mots. Je ne savais pas quoi mettre dedans. N'importe quel gamin aurait pris le premier crayon à portée de main pour y griffonner ses marques. Mais je n'osais pas. Déjà, à cette époque, plus personne n'utilisait le papier, et l'objet était si joli que je ne voulais pas l’abîmer.
Souriante, elle m'a encouragé, mettant devant mes yeux de l'encre noire et une plume. J’étais habitué à avoir un clavier dans les mains. Elle devait trouver marrant de me voir essayer des techniques depuis longtemps obsolètes.

Alors qu'elle arrosait soigneusement ses plantes, j'ai commencé à écrire, de façon assez anarchique, les lettres de l'alphabet que j'avais récemment appris : A... B... C...D. etc. Recouvert de tâche, aussi bien sur les doigts que sur le visage, je lui ai présenté l'ouvrage, la mine déconfite. Immédiatement elle me félicita d'avoir aussi bien retranscrit les lettres. Mais pour moi, ce n'était pas bien, ce n'était pas le "vrai alphabet"... Ce n'était pas les inflexibles et immaculées lettres du clavier : A...Z...E...R....
Il y avait blocage, ce ne pouvait pas être la même chose : avec un clavier, les mots prennent une forme unique, alors qu'avec la plume, ils ressemblaient plus à des symboles fous et incontrôlables.

Nous n'étions visiblement pas de la même époque, et le creux entre chacune devenait de plus en plus prématuré. Malgré le décalage, ce petit livre m'a ensuite accompagné loin, très loin. Cinq ans plus tard, je déposai près de ma mère la page du milieu, avant qu'on ne l'incinère. La feuille devint aussi noire que l'encre avant de s'envoler en fumée. Arrachée de mon carnet, elle n'a jamais repoussé.

Cinq autres années plus tard, le calepin était presque fini, et je réservais la dernière page pour une occasion spéciale tant l'écriture et le dessin traditionnel me plaisaient, et me rapprochaient de mes anciennes attaches.
Je devais avoir 15 ans, et à cet âge-là, me faire accepter par mes petits camarades était une priorité. Je ne voyais que trop bien ce qui arrivait à ceux qu'on jugeait trop "originaux".
J'étais le petit génie de la classe. Bon... nous étions tous des "p'tits génies", car on était tous de la deuxième génération d'enfants génétiquement sélectionnés, mais j'étais particulièrement doué pour mon âge. J'aurais fait n'importe quoi pour faire partie de l'équipe et, idiot comme j'étais, j'ai fait n'importe quoi.

Apprenant que j'avais un goût particulier pour les plantes, un de mes camarades m'a persuadé de faire pousser les petites graines que contenait son sachet - certainement de magnifiques plantes exotiques. Tout ce que je savais sur le moment, c'est qu’il les avait chipées à son grand frère - le vilain garçon. Mais le deal était de les faire pousser dans un endroit bien caché, à l’abri des regards indiscrets, et sous certaines règles strictes - le pire est que je voyais ça comme un challenge ! Si je le faisais, j'avais un ticket VIP pour faire partie de l'équipe - mais quel naïf... C'est en voyant la forme que prenaient les feuilles que j'ai commencé à me poser des questions - mais pas trop, la culpabilité c'est mauvais à cet âge-là. Je ne disais rien, après tout, on était devenu les meilleurs potes du monde ! J'avais trop peur d'être rejeté si je ne faisais pas comme ils voulaient - sans commentaire.

Mais cette franche camaraderie fut de courte durée. J'avais fait l’idiot et j'allais le payer : mon père tomba sur mes petites plantations et, pour m'encourager, il m'envoya cultiver mon ressentiment dans un camp de redressement pour adolescents perturbés. Vous imaginez ? Un intello réservé, accusé de trafic de drogue ?
Face à l'incompréhension devant laquelle je me retrouvais, je me suis encore plus renfermé. Je ne faisais plus confiance à personne... et j'avais changé de camp : j'étais à présent un phénomène de foire, un "original".

Cherchant à me venger de mes adorables amis, je décidai de devenir un "serial poisoner". Les plantes étaient mon domaine, et j'allais bien le leur montrer ! Poil à gratter au fond des chaussettes après le sport, essence de muguet ou de cactus dans leur verre d'eau à la cantine, ou encore branchette d’acacia épineux dans leurs sacs... bref, la guerre végétale était déclarée, et ma créativité avait pour seule limite celle de mon sadisme. J'ose à peine le dire, mais j'aimais ça. Enfin, je me sentais fort ! Enfin, j'avais du pouvoir sur les autres ! Et enfin, j'étais seul... complètement seul. Cela aurait pu durer une éternité si elle n'était pas intervenue.

Une bonne grosse gifle, oui, c'est comme ça qu'on s'est rencontré; elle m'a donné la raclée de ma vie. C'était à l'époque où je cultivais mon côté obscur, en lançant des regards sombres à qui osait s'approcher de moi. Tout de noir vêtu, on m’associait aux rejetons de Morticia et Gomez, avec le doux nom d'Ivy Addams, l'empoisonneur. Ça m’amusait. Pendant que je me remettais sommairement de sa baffe, elle me pointa du doigt, les yeux rouges de colère, et déclara :

-Tu m'fais pas peur, le bigleux !

Elle finit par me balancer une feuille de papier au visage. La scène se déroulant dans un des couloir principaux du collège, tout mon aura maléfique tomba en décrépitude, sous les rires des élèves. C'est en lisant ce qui était écrit sur le papier que je compris. Tout le monde savait que je gardais sur moi un petit carnet, car j'avais eu la bêtise de dire à mes camarades que sa dernière page m'était précieuse. Celle-ci n'était plus dans mon carnet, et on y avait inscrit quelques mots à l'attention d'Estelle.

A la lecture du papier, mon sang ne fit qu'un tour. Des menaces de mort pour elle et sa famille. Pire encore, j'appris quelques temps plus tard que son frère était dans le coma après avoir été tabassé pour sa carte de crédit. Alors, c'était à ça que l'on m’associait ? Un monstre, psychopathe, qui se délectait de la souffrance d'autrui ? Me voir de cette façon, dans ce miroir, fut une révélation : il fallait que j’arrête de jouer ce personnage qui n'était pas moi, que j’arrête de tourner le dos aux gens.

Je ne cherchais même pas l'auteur de cette immonde mascarade, tout ce qui comptait à présent, c'était de trouver cette pauvre fille. Ses amies formaient une barrière infranchissable, car elle ne voulait pas me parler. Tout ce que je trouvai à faire, c'était sacrifier une autre page de mon carnet, une page déjà remplie et peuplée de souvenirs. Dans un petit coin vide, j'y notai un simple "excuse-moi". Donné à ses gardiennes, elles devinrent ensuite mes messagères.
Elle n'était pas bête car, en voyant au loin mon air désolé, elle comprit bien vite que je n'avais rien à voir avec les mots qui l'avaient blessée.

Elle et ses amies m'adoptèrent vite. Je repris confiance et, même si à présent on se moquait de moi parce que je traînais avec un groupe de filles, ça m'était égal, car j'avais trouvé de vrais amis. J'avais grandi, car ce qui ne tue pas rend plus "fort". Et depuis cette fracassante rencontre, mes sentiments n'ont fait que s’accroître, jusqu'au jour où je lui ai enfin demandé de l'aide pour réviser un examen... cinq autres années plus tard.

Il m'en a fallu du temps, mais les bonnes choses viennent toujours à point nommé. Aujourd'hui qu'il n'y a plus de place dans mon carnet, je le conserve toujours dans l'une de mes poches, et j'y rajoute des morceaux, quand l’occasion se présente : un morceau de broderie de sa robe de mariée, des fleurs séchées d'un de nos voyages, son premier cheveu blanc. Mon petit calepin est plein à ras bord, mais je n'imagine même pas l'échanger contre un autre.

Ma mère me l'avait offert, c'est la porte vers mon "jardin secret"... et elle me l'avait fabriqué à juste titre : je n'étais pas tout à fait comme les autres enfants, j'étais plus sensible peut être ? Certains pensaient que je frôlais l'autisme. Elle m'avait offert l’occasion de m'exprimer différemment... et sans ça, je ne sais pas ce que je serais devenu.



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Edit / Merci à Derelion & FM pour leurs relectures ;)
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