1/29/2014

Chapitre 10

Tout ce qui est et sera 
(3ème partie)



- Une étoile filante !
- Où ça ?
- Mais vite ! Fais un vœu !
- Tu as demandé quoi ?
- Ah ça, j'te le dirai pas !





Je flotte.
Depuis quand ?
Je m'enfonce lentement.
Depuis combien de temps ?
La frontière entre l'eau et l'air s'éloigne de moi dans une lente dérive. Enivré par ce calme, mon corps n'existe plus. Plus rien ne semble pouvoir m'atteindre, et je suis comme perdu au milieu du grand vide de l'espace. J'ai déjà vécu cette sensation alors que j'observais mon reflet se déformer sur le fil de l'eau. La seconde d’après, je m'enlisais dans cet autre élément, étreint par les longues racines des nénuphars. Que s'était-il passé ? Comment ai-je pu tomber ? Échappées du bout de mon nez, mes lunettes se dirigeaient joyeusement vers le fond. Je me mettais alors à voir d'étranges choses : les racines se métamorphosaient en de soyeux cheveux, et les habitants du lac dansaient tels des mains hypnotiques.

La mère d'Estelle était venue en accourant pour me repêcher. J'étais sauvé, décontenancé par ce qui était arrivé, mais bien heureux de pouvoir respirer de nouveau. Des clôtures de protection furent ensuite installées tout autour du petit lac artificiel... Cette sombre étendue d'eau au fond du jardin. Plus jamais je n'avais osé y retourner, de peur que la naïade qui m'avait emporté ne récidive.

J'essaie de ne pas penser à cet épisode, mais toutes mes sensations présentes sont tournées vers cet événement.
Il ne faut pas que je me laisse distraire. L'Orcha est là, je la sens partout autour de moi, sans pour autant la voir. La vue trouble, je remarque qu'autour de moi s’amassent d'étranges particules argentées, tel un gracieux banc de poissons. Elles s’agglutinent de façon très organisée sur ma combinaison, formant une sorte de réseau géant. L'oracle décide enfin de se montrer. Au bout de ces longs filaments métalliques, une forme s'avance doucement, elle-même constituée de milliards de petites particules.

L'Orcha est loin d'être séduisante ! Elle ressemble plus à une énorme et répugnante éponge de mer, qu'à une envoûtante sirène ! Et je suis son casse-croûte, saucissonné dans son immense filet. Cette idée me tire un sourire narquois, suivi d'une pensée :

- Mais qu'est-ce que je fous ici...

- Vous êtes ici à la recherche de réponses.


L'Orcha venait de s'exprimer, et cela de façon tout à fait désagréable. Une voix dans ma tête. Oui... cette chose osait communiquer avec moi, par ce qui ressemble à de la télépathie. J'avais l'impression que l'on violait mon intimité, mon subconscient étant sous l'emprise d'une perverse machine !

- Qu'est-ce que vous faites dans ma tête ?!!!

- Je n'ai malheureusement aucun autre moyen de communication à vous proposer... À moins que vous ne connaissiez le langage des signes ? Mais je ne trouve rien de comparable dans votre esprit.

- Mais je ne vous permets pas !!! Vous aimez peut-être enquiquiner vos cobayes de cette façon, mais pour ma part, je refuse ! Sortez de ma tête !

- Je suis dans l'obligation de refuser. Vous avez signé un contrat avant d'entrer. Et je n’aime guère la communication orale, car elle a ses faiblesses : parler directement d'esprit à esprit, c'est le seul moyen de vous répondre correctement, sans qu'il y ait de mauvaises interprétations. De plus, c'est bien plus rapide !


Elle aura donc toujours un temps d'avance sur moi, puisqu'elle a accès à l’étendue de ma petite cervelle. Et Alette... Mon Alette, est-elle de mèche, en ayant omis de spécifier cette détestable particularité ? Cette forme de cohésion féminine ne me plaît guère ! Tant pis, je ne me rendrai pas sans combattre.

- Vraiment ? On ne peut rien vous cacher alors. Vous marquez un point. Mais ce combat est inégal. Pourquoi ne pas rééquilibrer les choses en me permettant moi aussi de vous sonder ?

- Un combat ? Je suis attristée que vous preniez la chose ainsi. Soyez certain que si vous pouviez survivre plus d'une minute dans mon esprit, je vous laisserais y gambader librement. La viabilité de cette opération est donc à sens unique, j'en suis navrée. Mais si cela peut vous rassurer, je peux tout savoir sur vous, même sans générer une connexion étroite avec vos neurones.

- Ah oui ? C'est marrant, d'un seul coup je me sens plus détendu ! C’est fou, vous savez vraiment parler aux hommes !

- Alexandre. Je suis l'oracle. Ma mission est de rappeler à l'humanité son passé, et de lui dévoiler son futur. Je ne suis pas là pour vous faire du mal. Si vous vous fermez complètement, c'est cet échange qui sera inégal, car je suis prête à répondre à toutes vos questions.


Je sens une colère foudroyante me monter en moi, et saisir le moindre de mes muscles. N'être capable d'aucune action contre cette agglomération purulente de technologie exacerbe ma frustration. Je me retrouve dans une véritable impasse, et résoudre un problème n’avait jamais été aussi difficile ! Cette situation n'a pas lieu d'être. Je dois sortir vainqueur !

- Bien ! Je marche. Alors, première question : pourquoi vous m'avez fait venir jusqu'ici ?! Je n’ai rien demandé à personne, d'autant plus que j'ai mieux à faire. C'est pour satisfaire votre curiosité maladive ?!! Oh et après tout, je ne peux pas non plus vous le reprocher, n'est-ce pas ? On vous a construite ainsi !

- Vous me posez une question, mais vous donnez ensuite votre version de la réponse. Écouteriez-vous la mienne sans vous braquer ?

- Hum !... Je pensais retourner faire mon tricot, mais faites donc ! Prouvez-moi que je ne perds pas mon temps !

- Je vous ai fait venir ici pour vérifier quelque chose. Alette, votre assistante robotique, m'a fait parvenir le résultat de vos dernières analyses : celles qui concernent votre petit carnet. Rien ne semble concorder entre vos souvenirs et ce qui s'est réellement passé. Eh bien, je peux vous confirmer que c'est exact : cela ne correspond en rien au passé que j'ai calculé.


- Ah ! Et ça vous pose un problème, n'est-ce pas ? Héhé, j'en conclus que vous êtes une vraie passoire ! Vous n'avez qu'à prendre un petit café accompagné d'une calculatrice, et vous poser une seconde fois sur le problème. Et dans le pire des cas, après une bonne nuit de repos la réponse vous viendra. Après tout, l'erreur est humaine.

- Cela ne me pose aucun problème.

- Co-comment ? Vous avez une réponse ?


- Vous êtes ce que je qualifierais de "bug". Contrairement à ce que beaucoup pensent, le temps ne se dirige pas dans un sens unique, telle la flèche de l'archer. Il est bien plus complexe, et ressemble plus à un oignon. Mais votre perception consciente, qui a besoin de schématiser les choses, s'accommode très bien de cette idée simple. 
Or, il arrive parfois que le cerveau semble "dérailler". Un rêve prémonitoire ? Une sensation de déjà vu ? Alors que votre perception du "moi" est ancrée dans chaque seconde que fait le présent, votre subconscient lui, voyage aussi bien dans le passé que dans le futur.
Mais votre capacité est encore plus exceptionnelle qu'une simple prémonition. Vous faites partie de ceux qui voient plus loin, en percevant ce qui se passe aussi dans d'autres dimensions. Car depuis la naissance du temps et de l’espace, il a germé une infinité de mondes parallèles au nôtre, tous aussi étroitement rapprochés que les secondes qui défilent.
Vous vivez dans cette dimension, et il m'est pratiquement impossible de calculer votre destin si vous percevez d'autres dimensions, car celles-ci vous influencent inéluctablement. Vous êtes un bug, une sorte de particule quantique, pas vraiment à un endroit, ni vraiment à un autre.

- Ah voilà ! Nous y sommes ! Vous m'avez fait venir pour "disséquer" mon cerveau, afin de découvrir le pourquoi 
du comment ?! Vous voulez m’inscrire dans votre petit calendrier, alors que je vous glisse des doigts. Je suis donc un bug qu'il faut corriger, car il rend caduque tout votre travail de décryptage du temps. Vos petits amis nous entendent certainement ? Ne sont-ils pas fâchés d'entendre que vous êtes défectueuse ? Car au final, on vous présente comme inébranlable, mais je suis la preuve vivante que vous avez des failles ! Je suis le caillou dans l'engrenage ! Le chewing-gum sous la chaussure ! La tartine qui ne tombe pas du côté du beurre !

L'Orcha semble hésiter à me répondre, ce qui n'est pas dans ses habitudes. Et cela ne peut dire que trois choses.
Soit elle calcule l'impact que ses prochains mots auront sur mon futur, mais elle se confronte à mon inexorable pouvoir "buggant".
Soit j'ai réussi à lui clouer le bec (enfin !), mais, ayant accès à mon cerveau, elle aurait dû le voir venir.
Soit elle hésite à me divulguer des choses encore plus perchées, car cela mettrait en péril ma santé mentale déjà bien amochée.

- Je n'ai pas besoin de vous pour calculer le futur.

Pauvre petite, il semblerait que je l'ai offensée ! Elle chancelle et tente de se rattraper. L'oracle m'offre la victoire sur un plateau d'argent, et s'attend peut-être à ce que je lui laisse mon dû ? Ou.... Ou alors c'est moi qui suis à côté de la plaque ? ... Pas besoin de moi ?
D'un coup, tout devient sombre, comme si un trou noir avait dévoré toute clarté. Une panne de courant ? Une surchauffe des circuits de l'Orcha ? En fait, rien de tout cela. Devant moi, une petite lumière perce l'obscurité, pas plus grosse qu'une luciole. Doucement, telle un fragile flocon, elle vient se déposer au creux de mes mains. Je reste le souffle coupé. De masse informe et vulgaire, l'Orcha est devenue une fluette veilleuse. L'image est claire, et indispensable pour m'expliquer ce qui suit.

- Je n'ai pas besoin de toi, mais ce que j'y ai vu est tellement sombre. J'ai beau regarder dans toutes les directions, il n'y a que très peu de chance que cela change.

- Je savais bien que tu cachais quelque chose... ! Que veux-tu dire exactement ?

- Comme tu l'as compris, je suis esclave de mes créateurs. Ils veulent à tout prix que je leur révèle leur avenir, « un bel avenir rempli de succès » ! Mais s'ils voyaient ce qui se profile réellement, ils me déconnecteraient sur le champ. Ma vie n'est rien, mais il fallait à tout prix que je sois certaine d'une chose avant de disparaître.

- ... J'en conclus qu’ils ne peuvent pas nous entendre ici, sinon tu ne serais pas aussi franche avec moi.

- C'est exact, j'ai séparé certaines de mes cellules du réseau principal pour te délivrer ce message. En ce moment, ils m'entendent te vanter mes "superbes capacités", qui vont bien au-delà de ta "misérable existence". Mais je n'ai pas beaucoup de temps, ils vont finir par s'en rendre compte et me déconnecter.

- Je... je t'écoute.

- Alexandre, tu es plus lucide que la majorité des gens, grâce à ton don. Je ne peux pas te dévoiler avec exactitude ton avenir, mais c'est bien mieux ainsi, car tu pourras certainement changer le cours des choses. J'ai examiné le problème sous tous les angles, et même si aujourd’hui il manque des éléments pour que tu sois prêt, je mise tout sur toi.

- Miser sur moi ? Mais que va-t-il se passer ?

- Ne t'inquiète pas. Tout ce que tu as à faire, c'est me promettre une chose.

- Quoi donc ?

- Que rien ni personne ne t'empêchera d'aller dans l'espace.

- C'est mon objectif 
depuis déjà un bon moment. Qu'est-ce qui pourrait m'en faire dévier ? Et pourquoi l'espace ? Qu'est-ce que j'y trouverai ? Je croyais que tu ne pouvais rien prédire à mon sujet ?!

- Je n'ai malheureusement pas le temps de répondre à toutes tes questions. Ecoute Alexandre, je ne suis certaine de rien, mais les seules prédictions positives que j'arrive à faire soutiennent l'idée qu'il est indispensable que tu quittes définitivement la Terre.

- Je… Je te le promets ! Mais donne-moi au moins un indice, que je ne sois pas complètement démuni !

- Quelqu'un se mettra en travers de ton chemin, et ce quelqu'un se nomme JIN.


D'un coup, la lumière aveuglante revient, à tel point que ma tête se met à tourner dans une farandole d'étoiles pétillantes. Les scientifiques ont les yeux rivés sur moi. Apparemment, l'Orcha a bien détourné leur attention en me déballant un discours digne d'un conquérant romain. Le problème est que j'avais moi aussi l'attention détournée, et que je n'ai aucune idée de ce qui a été dit. Bêtement, je me mets à bredouiller la première chose qui me vient en tête.

- Ouais c'est ça ! Eh bien... eum... j'en ai fini avec toi !

Mon jeu d'acteur n'est pas des meilleurs, et ma phrase étant certainement hors contexte, les scientifiques de l'Orchanium froncent les sourcils. Ils se mettent à me parler.

- Monsieur Mac Ewen, vous allez bien ? Nous avons perçu une réaction physique en décalage avec ce qui a été dit.

-Non... tout... tout va bien. Je...


C'est alors que l'Orcha prend de nouveau la parole, comme pour me protéger.

- J'ai fini avec Monsieur Mac Ewen. Il peut s'en aller. Je n'apprendrai rien de plus sur lui.

La masse sans expression se tourne vers moi, et rajoute d'un ton plus sombre et triste.

- Il doit s'en aller, et vite. Le temps joue contre lui. Elle l'appelle et l'attend. Il doit se dépêcher.

"Elle l'attend"... Sur le moment, je ne saisis pas ce qu'elle essaie de me dire. Puis d'un coup le temps s’arrête et mon sang ne fait qu'un tour : Estelle. La chute est brutale. Je retire l’horrible masque à oxygène et me débats dans l'eau pour en sortir. Jamais je n'avais déployé autant d'énergie en si peu de temps. Une fois sur le bord, j'arrache la combinaison, quitte à m'arracher la peau avec, je ne la supporte plus. C'est alors que tout s’enchaîne dans une folle décadence.

- Alerte !!! Alerte !!! Un humain est en contact direct avec les cellules de l'Orcha. Mettre en place la procédure de quarantaine 4052. L'Orcha est contaminée ! Alerte !!! Alerte !!! Un humain est en contact direct avec les cellules de l'Orcha. Mettre en place la procédure de...--

- OUVREZ-MOI !!!

Taper contre les murs, trouver une issue, je deviens fou, tout devient flou. Du rouge, toute la station est en alerte, je suis en train d'enfreindre l'une de leur règles, mais qu'importe ! Je dois sortir !!! Sortir ! Les cris deviennent supplications. La panique devient désespoir... Je suis une bête emprisonnée, je suis un humain étouffé, je suis un insecte écrasé. Mes mains sont rouges, je perds du sang. Mes yeux sont fixes et fébriles à la fois. L'aide ne vient pas. Je tombe au sol en état de choc, alors que la porte s'ouvre enfin.

- Alette... tu m’entends ? Alette... Je... Je veux la revoir... Alette... Promets-moi... Je veux la voir avant... avant qu'elle ne... Alette promets-moi... Dis-moi que je me trompe... Alette je t'en supplie...

- Alexandre ! J'essayais de vous contacter, mais je ne pouvais pas tant que vous étiez avec l'Orcha. Pendant... Pendant votre absence... Votre épouse... Estelle... Elle a eu une attaque cérébrale. Elle est en ce moment-même aux urgences. Alexandre
... ? Votre pouls s'emballe... Vous allez bien ?


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Edit / Merci à Derelion & FM pour leurs relectures ;)
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